Revue des marchés du 3e trimestre 2022

COMMENTAIRE ÉCONOMIQUE

« Quand les chagrins arrivent, ils ne viennent pas un à un comme des éclaireurs, mais par bataillons. »

Hamlet, Acte IV, Scène V Traduction Guizot, 1864

La citation ci-dessus de la célèbre pièce de Shakespeare constitue un excellent résumé de ce qui s’est passé au cours du trimestre qui s’est terminé le 30 septembre 2022. Déjà marquées par les craintes d’inflation persistante plus tôt dans l’année, les inquiétudes sont devenues légion sur les marchés financiers au cours du trimestre tandis qu’une croissance plus faible, un risque géopolitique en hausse et une volatilité élevée rejoignaient l’inflation sur l’avant-scène. Dans ce contexte, et malgré des rebonds encourageants en juillet, l’indice MSCI All Countries World et l’indice S&P 500[1] ont chuté de -4,86 % et -5,00 %, respectivement. Comme ce fut le cas au cours du premier trimestre, l’indice composé S&P TSX s’en est mieux tiré que ses homologues mondiaux et américains, ne cédant que -1,41 % au cours du trimestre. Bien que l’ampleur de la baisse dépasse maintenant 20 % par rapport au sommet précédent dans la plupart des pays et pour la plupart des catégories d’actions, le repli qui s’est accéléré vers la fin du trimestre a été généralement ordonné, sans panique. D’une certaine manière, les investisseurs ont semblé accepter que la cavalerie des banquiers centraux ne vienne pas à la rescousse, contrairement au réflexe développé depuis la crise financière mondiale de 2007-2009 chaque fois qu’une perturbation soudaine et importante des marchés financiers se produisait. D’un point de vue stylistique, si la valeur a nettement surpassé la croissance et d’autres styles au cours du premier semestre de 2022, aucun style spécifique ne s’est démarqué, les baisses du marché étant distribuées de manière assez homogène au cours du trimestre. L’indice MSCI Marchés émergents fait peut-être exception à cette règle puisqu’il a reculé de -11,57 % en raison d’une baisse particulièrement importante de la Chine et d’autres marchés asiatiques.

Les marchés des titres à revenu fixe ont connu un troisième trimestre consécutif difficile. Plus précisément, l’indice ICE Bank of America Merrill Lynch Global Government Bond a reculé de -4,24 %. Depuis le début de l’année, les pertes de cet indice dépassent maintenant -10 %. La dernière fois qu’une performance aussi déplorable s’est produite sur les obligations gouvernementales, c’était dans les années 1970. Par ailleurs, l’indice ICE Bank of America Merrill Lynch Global Corporate et l’indice ICE Bank of America Merrill Lynch Global High Yield ont reculé de -4,62 % et de -1,16 %, respectivement. Ces segments des marchés des titres à revenu fixe sont en voie d’enregistrer leur pire année en dehors de la crise financière mondiale. La performance désastreuse des marchés des titres à revenu fixe continue d’inciter de nombreux répartiteurs d’actifs à remettre en question la pertinence de détenir un portefeuille équilibré, car cette mauvaise performance se produit en même temps où les actions accusent également d’importants reculs. Bien que nous ne soyons pas prêts à renoncer aux titres à revenu fixe, nous prévoyons que le débat se poursuivra pendant une bonne partie de l’année prochaine. En fait, nous tenons à mettre en garde au fait que la baisse de valeur des titres à revenu fixe a été principalement attribuable à la hausse des taux à court terme, alors que la hausse des taux à long terme et l’élargissement les écarts de crédit n’ont pas contribué négativement de manière significative. Il est inhabituel que la prime de rendement des obligations corporatives de grande qualité demeure inférieure à 200 points de base lorsque les marchés boursiers connaissent une baisse de 25 %. Il ne faudrait pas s’étonner que la prime augmente et que la valeur de ces titres baisse. Nous croyons qu’au moins deux développements défavorables ont favorisé l’augmentation de la volatilité des marchés des titres à revenu fixe au cours du trimestre. Premièrement, la divergence dans le rythme auquel les différentes banques centrales augmentent le taux directeur. Par exemple, la Réserve fédérale américaine a relevé son taux de manière agressive tandis que d’autres, comme la Banque du Japon, n’ont pas bougé ou ont bougé tardivement. Deuxièmement, nous assistons à une divergence grandissante entre les politiques monétaires et fiscales, les banquiers centraux devant mettre en œuvre des programmes monétaires de plus en plus restrictifs pour compenser les relâchements fiscaux qui se produisent en parallèle. Un excellent exemple de ce phénomène se produit au Royaume-Uni.

Le marché des matières premières, représenté par l’indice S&P GSCI Commodities, a perdu -10,31 % au cours du trimestre, effaçant près du tiers des gains enregistrés durant le premier semestre de 2022. Le déclin des marchés des produits de base en a déconcerté plusieurs qui se demandaient pourquoi les produits de base se repliaient alors que la plupart des indicateurs inflationnistes continuaient de s’emballer. La principale raison est que, si l’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué une baisse subite de l’offre de certaines matières premières contribuant à l’augmentation de l’inflation plus tôt dans l’année, l’assombrissement des perspectives de croissance économique, la riposte réussie de l’armée ukrainienne dans la mer Noire et la réduction spectaculaire de la réserve stratégique de pétrole des États-Unis ont eu une incidence négative sur les prix des produits de base au troisième trimestre. Quant aux raisons de la persistance de l'inflation, c'est parce que les pressions se sont déplacées des matériaux de base et des secteurs manufacturiers en général vers la main-d'œuvre (salaires) et les services tels que les loyers équivalents à ceux des propriétaires (Owner Equivalent Rent, « OER ») qui étaient jusqu’à présent à la traîne.

Au moment de la rédaction de cette lettre, alors que les marchés des titres à revenu fixe, des actions et des matières premières sont sous pression, la plus grande question sans réponse est de savoir quel niveau de dommages économiques sera nécessaire pour que la Réserve fédérale et les autres banques centrales renoncent à la lutte contre l’inflation et s’attaquent plutôt à la destruction de la demande globale et à la hausse du chômage.

« BONJOUR, C’EST VOTRE MARGE QUI APPELLE»

Au cours de la dernière semaine de septembre, le Royaume-Uni aurait failli assister à un effondrement de son secteur des régimes de retraite à prestations déterminées, qui représente environ 1 500 milliards de livres sterling. À la suite du départ précipité d’un Boris Johnson sujet aux scandales, la nouvelle première ministre Liz Truss et son ministre des finances Kwasi Kwarteng ont dévoilé un plan visant à inverser les augmentations d’impôts prévues et à fournir de nouvelles réductions d’impôts drastiques dont le coût estimé est de près de 50 milliards de livres sterling sur deux ans. Ce plan, qui faisait suite à un programme destiné à atténuer la hausse des factures de chauffage et d’électricité lui-même estimé à 100 milliards de livres sterling sur deux ans, a provoqué une forte hausse des taux des gilts[2] et une baisse abrupte de leur prix. La chute de la valeur des gilts a déclenché des appels de marge pour de nombreux régimes de retraite à prestations déterminées qui avaient adopté une stratégie d’investissement axée sur le passif (« IAP ») [3]. Ironiquement, lesdits fonds de pension à prestations déterminées ont dû vendre des obligations similaires à celles dont la valeur diminuait pour répondre aux appels de marge, une situation qui menaçait l’ensemble du système. N’ayant pas le choix, la Banque d’Angleterre a dû intervenir urgemment en injectant 65 milliards de livres sterling en quelques jours seulement pour soutenir les gilts. Ironiquement, cela s’est produit quelques jours seulement avant que la Banque d’Angleterre ne commence sa stratégie de resserrement quantitatif, mais elle a reconnu plus tard que si elle n’avait pas agi rapidement, de nombreux régimes risquaient de faire faillite.

La crise évitée des régimes de retraite anglais est un excellent exemple des risques qui surviennent lorsque trop de participants ont emprunté pour acquérir des actifs similaires et que la volatilité de ces actifs augmente ou pire, que leur valeur diminue. Les prêteurs appellent les emprunteurs pour leur demander de fournir des garanties supplémentaires. C’est ce qui est arrivé aux gilts du Royaume-Uni et, par corollaire, à la livre sterling.  Incidemment, une situation semblable s’est produite quelques semaines plus tôt à la suite de la hausse spectaculaire du prix de l’électricité en Europe. À ce stade, de nombreuses compagnies de services publics qui avaient vendu à terme leur production[4] ont fait face à des appels de marge dépassant 1 000 milliards d’euros, car le prix d’un kilowattheure d’électricité a augmenté de 500 % à 1000 % dans certains cas. Compte tenu du risque systémique qui se développait, le gouvernement allemand a dû intervenir pour fournir des liquidités d’urgence à Uniper tout comme le gouvernement finlandais avec Fortum et le gouvernement autrichien avec Wiener Stadtwerke GmbH. Il est important de noter que, bien qu’il n’avait aucun vilain en soi dans cette histoire, l’intervention du gouvernement a néanmoins été nécessaire pour éviter une crise de liquidité.

Compte tenu des mouvements violents subis récemment sur les marchés, il est possible qu’un risque de perturbation surgisse dans un domaine ou un segment auquel personne ne porte actuellement attention.

HALLOWEEN AVANT HALLOWEEN?

Alors, puisque les perspectives à court terme semblent effrayantes et les ennuis si nombreux, pourquoi ne pas tout vendre et demeurer en encaisse? Tout d’abord, parce que, comme indiqué ci-dessus, les marchés financiers ont déjà connu une baisse substantielle et que, toutes choses étant égales par ailleurs, d’un point de vue purement historique, l’inclination naturelle devrait être d’ajouter du risque plutôt que de le réduire davantage. Mais au-delà de cela, il est important de souligner deux points. Premièrement, les portefeuilles de clients ont jusqu’à présent assez bien résisté à la baisse, étant moins exposés aux actifs de longue durée dans les obligations et les actions. Deuxièmement, les pressions inflationnistes semblent s’atténuer dans de nombreux domaines. Déjà, le prix des matériaux de construction comme le bois d’œuvre a fortement baissé, tout comme le prix des voitures d’occasion et des micropuces à mesure que les niveaux d’inventaire s’améliorent. Les frais de transport maritime sont également bien inférieurs à leur sommet. De plus, le taux d’augmentation des nouveaux loyers semble entrer dans une période d’accalmie. Par conséquent, les attentes d’inflation à long terme ont diminué. En outre, de nombreuses mesures indiquent que l’économie demeure en bonne santé telles que la forte participation au marché du travail, le taux de chômage, qui demeure près des seuils historiques, et le niveau d’endettement des entreprises. Le système bancaire semble également structurellement solide, du moins en Amérique du Nord, bien que le secteur hypothécaire soit névralgique en ce moment. Enfin et surtout, nous pensons que le Kremlin a peut-être joué sa dernière carte en appelant plus de 300 000 réservistes[5] à se battre en Ukraine.  Il est difficile d’imaginer comment une horde de civils mal formés avec un équipement défectueux et sans possibilité de ravitaillement peut réussir là où une armée professionnelle est en train d’échouer. Nous pensons qu’au lieu de mobiliser les troupes pour tenter de gagner cette guerre en Ukraine, la Russie ne mobilise que pour retarder sa défaite.

En conclusion, bien qu’une récession à un moment donné en 2023 soit très probable, le consensus est qu’elle sera de courte durée et superficielle. Les marchés financiers ont déjà escompté ce scénario. En gardant cela à l’esprit, nous pensons que le coût d’opportunité résultant d’une réduction supplémentaire du risque dans les portefeuilles gérés de manière discrétionnaire serait supérieur aux avantages potentiels. Cela dit, nous demeurons aux aguets dans l’éventualité où les conditions économiques dictaient un changement de cap.


[1] À moins que spécifié autrement, le rendement de l’indice est indiqué sur la base d’un rendement total, en monnaie locale.

[2] Nom donné aux obligations gouvernementales au Royaume-Uni et dans d’autres pays du Commonwealth.

[3] L’investissement axé sur le passif fait référence à une stratégie d’investissement qui, au lieu de chercher à maximiser le rendement à long terme sous réserve d’un degré maximum de risque, cherche plutôt à long terme, de maximiser la différence entre la valeur de l’actif et la valeur actualisée du passif. L’investissement axé sur le passif a été largement adopté par les régimes de retraite à prestations déterminées dont la valeur actualisée du passif (séries de prestations futures) varie en fonction de la structure à terme des taux d’intérêts et de l’inflation. Donc, si les taux d’intérêt augmentent (baissent), la valeur présente du passif (chute) hausse. Une approche d’investissement axée sur le passif consiste à réserver ou à isoler une partie du portefeuille d’actifs à investir dans des instruments financiers conçus pour suivre de près les variations dans la valeur présente du passif, généralement des obligations à taux nominal à long terme ou des obligations indexées sur l’inflation. C’est ce qu’on appelle souvent le portefeuille de « couverture ». Selon le ratio de capitalisation initial (valeur du portefeuille divisée par la valeur actualisée du passif) et la structure des passifs, une partie plus ou moins importante du portefeuille peut être requis à des fins de « couverture », ne laissant seulement qu’une petite partie pour viser la croissance l’investissement. Pour cette raison, de nombreuses caisses de retraite ont recours à l’effet de levier. Ainsi, un minimum de capital est exigé en collatéral pour créer l’exposition nécessaire pour le portefeuille de « couverture » et plus de capital est libéré pour investir dans le portefeuille de croissance.

[4] Une stratégie qui garantit un prix de vente prédéfini à une date ultérieure.

[5] Un an de service militaire est obligatoire pour les hommes russes âgés de 18 à 27 ans. Une fois leur service militaire terminé, ils deviennent réservistes.

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