Le grand déconfinement

Parmi les jeux vidéo de rôle, la série Fallout[1] est possiblement la plus acclamée de l’âge d’or du genre. Dans l’univers du jeu, l’avatar réalise qu’il doit quitter la sécurité relative d’un abri antiatomique, dans lequel il a passé toute sa vie, afin de récupérer une pièce d’équipement essentielle à la surface – un univers post-apocalyptique peuplé de prédateurs et de mutants et où l’empoisonnement par les radiations est une menace constante.

La situation actuelle causée par la COVID-19 n’a rien à voir avec le monde imaginaire de Fallout dans lequel les habitants hostiles réapparaissent sans cesse, mais, de façon similaire, la pandémie représente une menace sérieuse dont on sait peu de choses mises à part le fait qu’elle n’a pas disparu. Pour cette raison, bien que le déconfinement soit vital, les experts en immunologie et en maladies infectieuses soutiennent que le processus de réappropriation du monde extérieur devrait être lent et contrôlé, sinon le confinement de masse des deux derniers mois aura été vain.

LA FORME DE LA REPRISE A ÉTÉ « DÉMASQUÉE »

Dans un article précédent, nous avons noté la dissonance croissante entre la trajectoire de reprise rapide qu’impliquaient les marchés boursiers mondiaux et l’économie sous-jacente. En effet, depuis le creux de la fin mars, les grands indices boursiers ont fortement rebondi tandis que l’activité économique affiche un repli marqué. Rétrospectivement, suggérer que les marchés impliquaient une reprise en « V » était peut-être une conclusion prématurée. À ce stade, les titres qui avaient mené à la progression du marché se composent d’un groupe relativement restreint de titres des secteurs des technologies de l’information, des communications en ligne et des soins de santé. Les caractéristiques communes de ces titres étaient que leurs revenus ne devraient pas être trop affectés par la pandémie et que leur dette nette et leurs coûts fixes étaient bas, ce qui leur permettait de soutenir un niveau d’activité limité plus longtemps.

Plus récemment cependant, la majorité de ces mêmes titres ont plafonné alors que les sociétés financières et industrielles, les firmes de consommation discrétionnaire[2] et, dans une moindre mesure, les entreprises énergétiques prenaient la relève, du moins temporairement. Les titres de ce deuxième groupe sont plus sensibles à la prévalence des mesures de distanciation sociale, sont parfois très endettés et ont peu ou pas de flexibilité pour réduire rapidement leurs coûts.

Fait intéressant, ce changement de sentiment se produit en même temps que l’assouplissement des mesures de confinement en Europe et en Amérique du Nord et que le nombre de décès reliés à la COVID-19 continue de chuter en dépit d’une résurgence inquiétante du nombre de cas. Parallèlement, il y a même des développements encourageants sur le plan thérapeutique. En outre, des indicateurs qui mesurent le pouls de l’économie plus fréquemment comme ceux du trafic aérien, des kilomètres parcourus par les automobiles, des niveaux d’utilisation des transports en commun, des recettes des guichets et des réservations de restaurants et d’hôtels suggèrent tous que l’économie a atteint un creux. Enfin, alors que les demandes hebdomadaires d’inscriptions au chômage restent élevées, les demandes successives ont commencé, pour leur part, à baisser, ce qui signifie, entre autres, que les entreprises ont commencé à réembaucher. À cet égard, ces développements positifs justifient la transition du leadership du marché des sociétés qui sont moins sensibles à la COVID-19 vers des sociétés qui y sont plus sensibles.

Dans l’état actuel des choses, nous ne savons pas si une augmentation soudaine du nombre de cas de COVID-19 entraînerait à nouveau la surperformance du même groupe de titres qui sont sortis vainqueurs durant les premiers stades de la reprise. Néanmoins, nous ne pensons pas que les actions de grande capitalisation du secteur des technologies de l’information constituent des valeurs refuges fiables dans un scénario de récession sévère. Pour cela, nous pensons que le dollar américain, les obligations gouvernementales à long terme et les métaux précieux sont mieux adaptés.

LES STRATÉGIES D’INVESTISSEMENT ÉTHIQUES ET ENVIRONNEMENTALES, SOCIALES ET DE GOUVERNANCE (ESG) S’ÉCLATENT

Les détenteurs d’actifs s’intéressent de plus en plus au profil ESG de leurs participations. Récemment, Morningstar[3] a rapporté que les entrées nettes dans les fonds communs de placement et les fonds négociés en bourse de type ESG ont plus que quadruplé en 2019 par rapport à 2018. Au-delà de la préoccupation générale concernant les changements climatiques, nous pensons que l’adoption de principes d’investissement soucieux des critères ESG a été en partie déclenchée par la bonne tenue récente de ces stratégies, perçue comme la confirmation de l’hypothèse qu’une approche ESG ne se traduit pas nécessairement par un sacrifice de rendement.

Cependant, un examen de l’approche utilisée pour construire les indices ESG révèle que la performance résulte parfois de facteurs autres que les facteurs ESG eux-mêmes. En effet, en prenant par exemple la gamme d’indices MSCI ESG Leaders[4], nous constatons que deux ensembles de filtres sont appliqués. L’un des filtres employés dans la méthodologie de construction de ces indices est un filtre éthique qui exclut certaines industries comme l’industrie de la fabrication de tabac. Or, depuis que le lien entre le tabagisme et les maladies pulmonaires terminales a été établi, l’industrie du tabac s’est structurellement contractée. Par conséquent, malgré le dividende élevé que la plupart des fabricants de tabac sont encore en mesure de payer, le cours de leurs actions a considérablement baissé depuis quelques années. D’autres groupes d’entreprises qui ont tendance à être exclus sont ceux impliqués dans la fabrication d’armes à feu et ceux qui font l’objet de diverses controverses telles que le recours au travail des enfants. Incidemment, plusieurs de ces entreprises sont des conglomérats industriels ayant chacun d’importants défis à relever allant des inquiétudes liées à un endettement excessif aux changements importants dans la façon dont les contrats sont attribués. Ces dernières années, le cours boursier de ces compagnies accuse un retard substantiel derrière les principaux indices. Par conséquent, la décision d’exclure ce groupe aurait été suffisante pour générer une contribution positive notable à la performance.

Par ailleurs, l’autre filtre appliqué consiste à modifier positivement ou négativement le poids des actions restantes en fonction de leur pointage respectif sur différentes mesures ESG. Invariablement, les entreprises ayant l’empreinte carbone la plus élevée ont tendance à être pénalisées. Par conséquent, le secteur de l’énergie et des matériaux de base a tendance à être sous-pondéré et puisque le prix des produits de base, tels que le pétrole et le cuivre, oscille près de leur prix le plus bas de la décennie, toutes choses étant égales par ailleurs, la sous-pondération des entreprises engagées dans l’extraction de ressources naturelles a également entraîné une contribution positive à la performance. À l’inverse, les entreprises des secteurs des technologies de l’information, des soins de santé et des biotechnologies, qui ont tendance à avoir une faible empreinte carbone, ont tendance à être favorisées et à être surpondérées.

Fondamentalement, par construction, ces indices ESG et les stratégies qui en découlent ont tendance à être naturellement sous-pondérés dans les secteurs confrontés à des vents de face séculaires et à surpondérer les secteurs des technologies de l’information et des soins de santé. Il est intéressant de noter que les mêmes caractéristiques sont présentes dans les stratégies axées sur la croissance. En fait, nous avons constaté que de nombreuses stratégies ESG se sont comportées comme des versions diluées des stratégies de croissance. Plus cyniquement, dans la mesure où les investisseurs choisissent d’adopter des stratégies ESG, cela sera peut-être davantage une conséquence de la présence fortuite d’actions de type croissance que d’une volonté d’investir dans des sociétés qui contribuent au « plus grand bien ».

Par ailleurs, il y a un autre enjeu avec les indices et stratégies ESG. En effet, il semblerait que dans certains cas, les facteurs E, S et G sont mutuellement exclusifs. Par exemple, une entreprise technologique basée à Silicon Valley peut obtenir un pointage élevé sur le pilier environnemental, parce que ses activités sont peu polluantes, mais peut obtenir un pointage médiocre sur le pilier de la gouvernance en raison de problèmes liés à la rémunération des dirigeants et de problématiques concernant la protection de la vie privée des clients. À l’inverse, une société minière qui utilise divers produits chimiques qui contaminent une nappe phréatique voisine obtiendra de mauvais résultats sur le spectre environnemental, mais pourrait avoir d’excellents résultats sur le pilier social si elle a un conseil d’administration diversifié et paie ses employés au-dessus de la moyenne. En d’autres termes, il est possible pour une entreprise d’avoir un mauvais pointage sur un ou deux des trois piliers ESG, mais d’être malgré tout inclus au sein d’un tel indice. Malheureusement, ce sont des considérations qui ne sont pas nécessairement transparentes pour les détenteurs d’actifs. Enfin, nous croyons que les indices E, S ou G configurés séparément – qui ont récemment été lancés dans le but de cibler les sensibilités spécifiques des propriétaires d’actifs et de réduire la présence de conflits inhérents entre les trois piliers – peuvent être la réponse à une promesse seulement partiellement tenue par les indices plus généraux.

De notre côté, nous pensons que les concepts ESG ont des mérites fondamentaux. Cela étant dit, nous sommes conscients des pièges identifiés ci-dessus et ne voulons pas nous fier aux performances récentes pour construire un dossier d’investissement. Dans cet esprit, nous continuons à scruter les possibilités à la recherche d’une stratégie dont la mise en œuvre ne laisserait pas transparaître trop de compromis.

LA PASSIVITÉ RELATIVE DES GESTIONNAIRES ACTIFS

La gestion active de portefeuille est définie par une approche d’investissement qui se concentre sur la surperformance d’un indice de marché spécifique grâce à la sélection de titres, l’allocation sectorielle ou l’allocation tactique – market timing. La valeur marginale d’une stratégie de gestion active de portefeuille a été intensément débattue ces dernières années. Malheureusement, nous doutons que leur performance au premier trimestre de cette année fasse taire le débat, car la performance des gestionnaires actifs d’actions et de titres à revenu fixe a une nouvelle fois déçu durant cette période[5].

Notamment, la médiane des gestionnaires actifs d’actions canadiennes a sous-performé l’indice composé S&P TSX, tandis que la médiane des gestionnaires actifs d’actions internationales a sous-performé l’indice MSCI EAEO[6]. Du côté des titres à revenu fixe, la sous-performance de la médiane des gestionnaires actifs par rapport à l’indice FTSE TMX Univers a été catastrophique d’un point de vue historique. Cela a incité de nombreux investisseurs à remettre en question la pertinence du travail des gestionnaires actifs puisque, dans l’ensemble, ils ne sont pas parvenus à livrer une performance supérieure aux indices, ni dans les années précédant l’effondrement causé par la COVID-19, ni pendant la pandémie.

Certes, les données empiriques rendent les gestionnaires actifs plus difficiles à défendre. De plus, outre la réduction du nombre de positions de portefeuille non stratégiques, qui a entraîné des augmentations mineures du niveau de trésorerie chez certains gestionnaires, nous n’avons pas constaté de remaniement en profondeur des expositions de leur portefeuille. En d’autres termes, les gestionnaires actifs ont été, en moyenne, étrangement… passifs.

Néanmoins, nous hésitons à condamner les gestionnaires actifs sur la base des actions posées – ou de leur inaction – au début de la pandémie. Nous savons que les meilleurs gestionnaires peuvent sembler temporairement inadéquats lorsqu’un nouveau paradigme émerge. Il suffit de garder à l’esprit que Berkshire Hathaway de Warren Buffet a eu sa pire performance en une décennie par rapport à l’indice S&P 500 en 2019; et 2020 ne s’annonce pas beaucoup mieux. Nous savons également que les gestionnaires médiocres ou novices peuvent se montrer brillants si leur style est avantagé dans un environnement donné. Ainsi, David Portnoy, le fondateur de Barstool Sports qui a commencé à se pencher sur le marché boursier il y a quelques mois à peine, est rapidement devenu une célébrité du monde de l’investissement grâce à quelques paris fortuits. Nous avons observé des tendances similaires en 1999 et à nouveau en 2007. Cela pourrait se reproduire.

Actuellement, nous sommes prêts à minimiser les performances récentes des gestionnaires actifs étant donné que la baisse du marché causée par le traumatisme lié à l’éclosion de la COVID-19 était sans précédent. Nous sommes même prêts à excuser la sous-performance des gestionnaires actifs au début de la reprise puisqu’elle a été davantage provoquée par la liquidité injectée par les banques centrales plutôt que pour des raisons fondamentales. Néanmoins, nous pensons que les gestionnaires actifs viennent de se voir offrir la meilleure possibilité de surclasser les marchés depuis une génération. Cette opportunité s’explique, selon nous, par le fait que les techniques d’extrapolation de base, que tant de gens chérissent encore, peuvent ne plus fonctionner puisque de nombreuses sociétés cotées en bourse ont suspendu la communication de leurs prévisions de revenus, de marges bénéficiaires et de bénéfices. D’autre part, les analystes et les gestionnaires de portefeuille, qui sont en mesure d’approfondir leur compréhension de l’environnement des compagnies et qui appréhendent mieux la capacité relative des entreprises à supporter une baisse des revenus ou à résister à l’érosion des marges, peuvent avoir un avantage compétitif majeur. D’une certaine manière, la crise actuelle des gestionnaires actifs pourrait annoncer le début de leur catharsis.

De nombreuses industries sont soudainement tombées dans un état précaire. Restaurants, hôtels, cinémas, compagnies aériennes, parcs d’attractions, opérateurs de croisières et fournisseurs de contenu de divertissement sont parmi les secteurs fortement touchés par la pandémie. À cet égard, Hertz Global Holdings, dont les problèmes ont récemment été rendus publics, fait partie des sociétés qui incarnent bien la situation. Hertz, qui a célébré son centenaire il y a deux ans, a surmonté avec succès de nombreux scénarios défavorables depuis sa création. Pourtant, la société tire l’essentiel de ses revenus de la location de voitures à court terme auprès de voyageurs et est très endettée. De notre point de vue, compte tenu de la situation actuelle et des restrictions sur les voyages d’affaires, le dépôt du bilan de la société le 22 mai dernier était devenu inévitable. Hertz n’est qu’un exemple d’une entreprise qui a vu son modèle économique renversé par la COVID-19 à une époque où elle n’avait pas de coussin financier suffisant. De nombreuses entreprises sont confrontées à des perspectives tout aussi inquiétantes. Pour réitérer notre point précédent, nous pensons que les gestionnaires actifs ont une occasion formidable de se racheter en identifiant avec succès les gagnants et les perdants de la pandémie. À ce titre, nous sommes devenus plus enthousiastes à l’égard des perspectives des gestionnaires actifs que nous ne l’avons été depuis longtemps. Plus spécifiquement, nous accordons une attention particulière aux gestionnaires qui ont dégagé des rendements excédentaires dans des épisodes au cours desquels la distribution de la variation des prix des actifs financiers a été élevée et qui sont restés fidèles aux croyances et aux principes d’investissement qui leur ont permis de surpasser le marché en premier lieu.

Dimitri Douaire, M. Sc., CFA
Co-chef des placements

 

[1] Fallout(MC), développé par Black Isle Studios et publié par Interplay, 1997.

[2] Biens et services non essentiels.

[3] John Hale, « Sustainable Fund Flows in 2019 Smash Previous Records », Morningstar: Sustainability Matter, January, 10, 2020.

[4] MSCI, « MSCI Choice ESG Screened Index Methodology », April 2020.

[5] Patrimonica, eVestment, données du premier trimestre 2020.

[6] Ibid. – Europe, Australasie et Extrême-Orient (EAEO).

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